Une histoire compliquée


Recueil de courts récits historiques
© La Veuve Noire, éditrice, 2005
Illustration : Éléanor Le Gresley


Finaliste
Prix de la nouvelle Alibis
2005
(pour le court récit qui a donné le titre au recueil)

ALAMOUT
1092 ; les premiers commandos suicides musulmans sèment la terreur chez les princes seldjoukides qui ont envahi l'Iran.

    — Je suis Karim, maître. Je suis un Assassiyoun ismaélien, suivant de la doctrine prônée par le seigneur d’Alamout.
    — Et que ferais-tu pour ton maître, Karim? À quel degré se mesure ta foi et ta fidélité en Allah et en l’ismaélisme?
    — Ma vie! répondit le garçon sans hésiter. Ma vie ne m’appartient pas, mais dépend d’Allah et de son serviteur le plus proche, mon maître, Hassan ben Sabah.
    — Et si ton maître te demande de lui offrir cette vie que tu dis lui appartenir, Karim?
    — Je la lui abandonne aussitôt, maître, affirma le garçon qui continuait de considérer les cimes à l’horizon.
    — En ce cas, plonge en bas de cette forteresse, Karim. Démontre à l’émir que tes paroles ne sont pas que rhétorique.
   

LE ROI SODOMITE

En 1327, Édouard II s'éteint dans des circonstances troubles. A-t-il été assassiné? Thierry, le fils d'un herbager, croit savoir.

    — Je ne comprends plus, abdiqua la métayère.
    — Je crois, dit Thierry, qu’on l’a étendu sur le ventre et qu’on a appuyé contre son dos afin de l’y maintenir.
    — Dans quel but? demanda le boulanger en ouvrant largement les bras ainsi qu’il eût accueilli un bœuf en embrassade.
       Le curé se leva brusquement en portant une main sur sa bouche. Il avait compris.
    — Je crois, coupa-t-il, qu’il nous faudrait témoin pour acertainer ce que tu te prépares à avancer. Et s'il se devait tes doutes confirmer, les âmes des coupables nécessiteront grande indulgence de Dieu.
   

EN SUIVANT LES ALIZÉS
En 1761, un cadavre est découvert sur un navire français qui vogue en direction de l'Île Maurice. Comment est-ce possible puisqu'il ne manque personne à bord?

        Le corps, entièrement nu, frappe les vagues, à demi immergé, un pied entortillé dans la drisse qui pend du petit hunier. L’eau draine l’écoulement de sang qui fuit encore par le tronc étêté, rendant fous les requins qui l’entourent. Armé d’une fouine, un matelot repousse les plus résolus, tandis que ses camarades hissent le cordage avec précaution. Le nœud semble s’être fixé de façon involontaire et les hommes craignent d’échapper le cadavre. Si telle infortune devait survenir, nul n’aurait inclination à récupérer ce tronc au milieu des squales qui se sont déjà régalés de la tête.
    — Qui est-ce? demande monsieur Marion à Crozet.
    — On l’ignore encore, capitaine. Sans plus de tête, sans vêtement...
    — Quand est-ce arrivé?
    — Probablement au cours de la nuit. Un pilotin l’a repéré dès potron-jacquet tandis que la lumière forcissait.
   

LES OEUFS DE PÂQUES
1954; en plein coeur de la bataille de Diên Biên Phú, au Viêt-Nam, la jolie My-Thanh est retrouvée, une balle dans la poitrine. Balle ennemie? Pas si sûr. Pendant ce temps, à Paris et à Washington, on prépare une opération secrète qui risque de contrarier passablement Pékin et Moscou.

    Ils vont tenter de prendre le front ennemi à revers, vider les sapes à coups de grenades… Je dévie de mon propre couloir, suivi par mes hommes. Je ne vois plus Xavier, mais n’ai guère le temps de m’en soucier : au-dessus de moi, l’ombre d’un Viet surgit des herbes à éléphants. D’un réflexe vif, je courbe le dos en pointant la baïonnette. Ce n’est pas la première fois que j’ai l’occasion d’embrocher un bodoï, mais je ne m’habitue pas au chuintement presque musical que fait la lame en pénétrant les tissus et les chairs, au choc un peu lourd de la poitrine venue s’appuyer contre la garde, au gargouillis qu’émet la gorge noyée de sang. Le Viet roule à mes pieds et je dois exécuter un mouvement brusque pour ne pas tomber en butant contre lui. Trois autres silhouettes se ruent à leur tour, mais ce sont mes hommes qui les accueillent. Le choc des corps, les cris d’assaut ou de souffrance, le cliquetis des armes… les bruits deviennent si familiers qu’on finit par ne plus s’y attarder. Même qu’ils nous manquent lorsqu’ils cessent, car il nous faut alors focaliser de nouveau sur la mort invisible, celle qui arrive de loin.
   

UNE HISTOIRE COMPLIQUÉE
2003; Côte-d'Ivoire. Max a une mission secrète qui embête autant les sbires de Blé Goudé, une marionnette du pouvoir, que les miliciens à la solde des rebelles. Qu'est-ce qui se prépare dans ce pays devenu fou?

— Charles, il va venir nous causer là-bas, dit La Folie en tirant sur sa cigarette comme un asthmatique sur son tube d’oxygène. C’est sa tribune que tu vois ; il y sera bientôt. Tu viens? On va t’accompagner.
    Je n’ai pas envie de nounou, mais je me dis que ces ahuris m’éviteront les questions persistantes et les regards trop accusateurs de la multitude. Tandis que nous traversons le caniveau où finit de mourir l’adolescent, je demande :
— Pourquoi vous l’avez tué?
  La Folie plisse le nez pour exprimer que le sujet est sans importance.
— Il avait un drôle de nom.
— Rien que ça?
— C’est sûr qu’avec un nom comme le sien, c’est un rebelle ou, pire…
  Il me renvoie son sourire de tartre en soufflant la fumée par les narines.
— …un travailleur immigrant.
 

Les critiques ont dit :

Ce qui est fou avec C. Bouchard, c'est que ses nouvelles (...)  jamais on ne s'en lasse, ça marche à tous les coups ! Il a un truc, c'est sûr…
Néréîde
Chroniques de l'Imaginaire


En quelques lignes une ambiance, des gueules, une tension sont posées; une nouvelle réaliste au style clair, net et précis.
Néréîde
Chroniques de l'Imaginaire